Des milliers de commerçants tunisiens ont enfin retrouvé le sourire avec le marché libyen qui leur a cruellement manqué. Une seule menace en l’air : une énième fermeture du passage. Témoignages.
Un retentissant ouf de soulagement longtemps contenu s’est emparé, lundi dernier, de milliers de Tunisiens à l’annonce de la réouverture du poste frontière de Ras Jedir. Leur satisfaction a été grande du fait que le marché libyen s’est transformé, au fil des années, en un gagne-pain et une source de revenus vitale. «Ma joie ne peut être qu’immense» jubile Sadok Rezgui, producteur de concentré de tomates dont l’usine est basée à Ben Arous. «Jusqu’à la veille de la fermeture du passage, raconte-t-il, j’expédiais, tous les jours que Dieu fait, un gros camion chargé de boîtes de conserves à destination de Tripoli, et cela marchait comme sur des roulettes. Au point que je commençais à projeter l’extension de mon usine dans le but de satisfaire une demande libyenne sans cesse croissante, surtout que, là-bas, mon client a pu récemment arracher le monopole du marché dans d’autres régions telles que Benghazi, Zouara, Gheriane». Et notre interlocuteur de faire soudain grise mine. «II est anormal, voire révoltant, déplore-t-il, que persistent ces fermetures à répétition. D’abord, parce que la prétendue solution de rechange que représente l’autre poste frontalier de Dhehiba-Wazen connu pour son exiguïté, n’a jamais résolu le problème. Ensuite, parce que chaque fermeture nous coûte énormément cher, assortie d’un lourd manque à gagner, sans parler de l’accumulation de stocks de marchandises difficiles à gérer et menacées d’avarie».
Même son de cloche chez Ali Dhaoui, 38 ans, vendeur de dattes domicilié à Kébili. «J’ai dû, se lamente-t-il, sacrifier ma marge bénéficiaire et accepter de vendre à bas prix pour que ma marchandise destinée au marché libyen trouve preneur ici et ne pourrisse pas. Mon inquiétude est d’autant plus grave, quand on sait que plusieurs de nos partenaires libyens se sont rabattus, sans doute à leur corps défendant, sur les marchés algérien et mauritanien pour continuer de s’approvisionner en dattes. Une solution pour pallier l’instabilité du marché local. Que faire? Jusqu’où ira ce casse-tête qui menace nos familles ?»
L’épée de Damoclès
Les petits commerçants qui ne jurent que par le marché libyen — à raison d’ailleurs — sont originaires, dans leur majorité, des gouvernorats du sud, particulièrement de Médenine, Gabès et Tataouine. Ce sont des jeunes qui font la navette entre les deux pays, à bord de véhicules où ils entreposent des marchandises variées (huile d’olive, tapis, produits d’artisanat, lait, boîtes de conserve…) qu’ils s’empressent d’écouler de l’autre côté de la frontière auprès de revendeurs locaux et, parfois même, tunisiens. En échange, ils s’approvisionnent en denrées alimentaires (ail, pastèques, bananes, fromage…) et en appareils électroménagers. Là aussi, hélas, le verre est à moitié plein et l’épée de Damoclès toujours au-dessus de la tête, car il suffit d’une énième décision de fermeture pour que leur bonheur se transforme en cauchemar.
Salah Boubakri, habitant de Tataouine, en sait quelque chose. «Mon fils, nous confie-t-il, a été une des victimes de la dernière fermeture. Sous le poids d’un chômage forcé, il a fini par succomber aux tentations de la délinquance et de l’alcool. Il vient d’être arrêté et attend aujourd’hui d’être jugé».
Les contrebandiers dans une mauvaise passe
A contrario, le redémarrage de Ras Jedir est vu d’un mauvais œil par tous les contrebandiers qui se reconnaîtront. Il est vrai que ce poste frontalier qu’ils connaissent comme leur poche n’est plus le même, après s’être offert, à l’occasion, une opération de lifting, à travers l’extension du site, l’aménagement de deux points de contrôle policier et douanier supplémentaires, le renforcement des équipements de radar et de détection, par la mise en place d’outils plus sophistiqués, ainsi que l’augmentation, des deux côtés du poste, du nombre d’agents de police et de la douane.
Bref, des renforts de taille synonymes de carton rouge aux hors-la-loi, en l’occurrence ces innombrables réseaux de contrebande aux agissements mafieux et aux ramifications tentaculaires.
Ceux-là mêmes pour qui ce passage stratégique a été une véritable passoire qui leur a permis de faire fortune grâce aux fabuleuses recettes engrangées par les différents trafics auxquels ils s’adonnaient ( drogue, médicaments, bijoux, devises, armes, migrants…).
«C’est le revers de la médaille pour ces malfaiteurs», nous assure une source sécuritaire qui avertit que «rien ne sera plus comme avant» et que «les autorités des deux pays ont juré de leur rendre la vie dure.»